no smoking, par laurent greilsamer (le monde 26/02/2008)

Cela fume beaucoup moins dans les cafés ! Cela ne fume même plus du tout ! Voilà une révolution tranquille dont on ne dira jamais assez qu'elle symbolise une date historique dans la vie en société. Il y a sans conteste un avant et un après-1er janvier 2008. Rappelez-vous : avant, l'entrée dans un café ressemblait à une plongée dans un aquarium. L'air était lourd et chaud, chargé de bitumes. Vous vous repériez grâce à la lueur de quelques mégots incandescents alignés en désordre le long du zinc. Cela puait la cibiche et l'on respirait cet air-là avec délices, en pleine inconscience.

Accoudés au comptoir, les clients vaticinaient sur l'époque (pas fameuse), pestaient contre le temps (de chien) et brocardaient pour le plaisir ces fumiers d'en haut. Il y avait des poètes et des Tartarin, des philosophes et des beaufs. Reiser et Wolinski faisaient recette à toute heure. Un café, c'était une arène, un forum, un vrai théâtre où l'on se devait de savoir entrer et sortir avec décontraction ou panache. Le savoir-vivre imposait d'y tenir son rôle, d'y fumer et boire comme un homme, mon fils...

Les cafés respiraient au rythme national. Ils incarnaient la France, campés en face de la mairie ou de l'église. On s'y rendait plus souvent car on y retrouvait les copains afin d'oublier la dureté des temps. Le café, c'était aussi un boudoir machiste. Les femmes avaient mis longtemps avant de s'y faire accepter, dans les années 1960. La grande famille des habitués les regardait de travers. Les étrangers n'y étaient pas non plus très bien vus. Passons.

On en parle à l'imparfait parce que ce monde-là est mort et que des oraisons funèbres tardives évoquent ces jours-ci avec nostalgie ces 30 000 bars-tabacs qui faisaient partie du paysage. Jean-Marie Gourio, qui collectionne les brèves de comptoir, analyse dans France Soir l'après-1er janvier : "Cette loi a cassé l'ambiance. Le va-et-vient de ceux qui sortent fumer fractionne la parole au comptoir. Surtout, les gens peu fortunés qui traînaient deux heures devant le même ballon à griller clope sur clope ne viennent plus, de peur de boire trop vite et de devoir reconsommer. Curieusement, cette loi a cassé la parole des pauvres."

Patrick Rambaud, Prix Goncourt 1997, tricote son requiem dans Libération : "Je ne fréquente plus les bistrots. Un café sans clope, c'est trop violent. (...) adios les brèves de comptoir, adios cher Jean Carmet, la Gauloise et le p'tit blanc, au revoir M. Doisneau, à la revoyure M. Prévert, fini les bistrots où l'on rafistolait le monde au sancerre et à la fumée. Les bistrots vont être livrés aux tristes. Adieu Paris."

Denis Tillinac, le plus Parisien des Corréziens, pointe dans son Dictionnaire amoureux de la France l'extrême originalité du bistrot hexagonal : "C'est le seul club privé accessible au tout-venant. On pousse la porte, on prend position au zinc et on est admis à titre de membre. Aucun mot de passe, juste une commande." Bien vu.

Le voilà aseptisé, filtré, purifié, ouvert aux non-fumeurs, aux mères de famille et à leurs enfants. Qui dit mieux : une première étude épidémiologique nous apprend qu'en moins de deux mois le nombre des admissions aux urgences à la suite d'un infarctus du myocarde aurait chuté de 15 %. Le sacrifice de la fumée n'aura pas été vain. Non seulement les non-fumeurs ne fumeront plus passivement la fumée des fumeurs mais les fumeurs bénéficient directement de la privation de fumée dans leurs fumoirs préférés.

Au point que s'il est un lieu devenu dangereux, c'est bien la rue, cet espace public ouvert à tous et où l'on ne peut plus marcher sans inhaler la fumée des autres...
http://www.lemonde.fr/opinions/article/2008/02/25/no-smoking-par-laurent-greilsamer_1015347_3232.html